Quand Montebourg expliquait à Hollande comment créer 1,5 million d'emplois

Comme nous l’avons indiqué en présentant les deux premiers volets de cette série, Arnaud Montebourg a cédé à notre insistance et accepté de remettre à Mediapart les quatre notes, longues et détaillées, qu’il a, de proche en proche, remises confidentiellement à François Hollande du temps où il était encore ministre du redressement productif puis de l’économie, pour tenter de le convaincre de changer sa politique économique et européenne, et de tourner le dos aux politiques d’austérité.

Après avoir rendu publiques la première de ces notes qui est en date du 11 septembre 2012 (lire 2012-2014 : les notes secrètes de Montebourg à Hollande), puis la deuxième, en date du 29 avril 2013 (lire Quand Montebourg plaidait pour « une grande explication avec l'Allemagne »), qui témoignent toutes les deux de très vifs désaccords dans les sommets du pouvoir socialiste, jusque-là tenus secrets, dès la première année du quinquennat de François Hollande, nous publions aujourd’hui la troisième de ces notes, qui apporte un nouvel éclairage sur le véritable fossé qui séparait, même s’il n’était pas encore apparent, le chef de l’État et le ministre du redressement productif.

Longue de 20 pages et datée du 31 janvier 2014, cette troisième note a déjà été évoquée par Le Nouvel Observateur, qui en a révélé les deux premières pages, le 28 août 2014, au lendemain du remaniement ministériel au terme duquel Arnaud Montebourg avait quitté le gouvernement. Ce document a pour titre « Note au président de la République : comment créer 1 million et demi d’emplois d’ici à 2018 » et, de manière manuscrite, Arnaud Montebourg y a ajouté la mention « secret et personnel ». La note est signée par « Arnaud Montebourg et l’équipe d’économistes du ministère du redressement productif ». Contrairement à la note précédente, il n’est pas indiqué explicitement que Xavier Ragot, à l’époque conseiller du ministre et actuel président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), y a prêté la main, mais cette dernière mention le suggère, de même que la tonalité générale de cette note.

Voici donc cette troisième note. Il est possible de la télécharger ici ou de la consulter ci-dessous.

Comme les deux précédentes, cette note adressée à François Hollande commence par un « état d’alerte sur l’économie française », mais celui-ci est beaucoup plus détaillé et documenté que dans les deux autres, et surtout plus grave.

Hausse violente du chômage, stagnation durable de l’économie : le tableau qui est dressé de l’économie française est terriblement sombre, à rebours des déclarations publiques du chef de l’État et du ministre des finances, Michel Sapin, qui annoncent périodiquement une embellie économique. Mais à cette différence d’appréciation sur la gravité de la conjoncture économique s’ajoute un autre diagnostic, que François Hollande et son premier ministre, Jean-Marc Ayrault, réfutent constamment : la France ne souffre pas seulement d’un problème d’offre ; elle souffre tout autant d’un problème de demande.

Dans cette note, c’est donc un nouveau front qu’ouvre Arnaud Montebourg, car progressivement, au fil des premiers mois du quinquennat, François Hollande a fait de la compétitivité des entreprises, avec la baisse des déficits publics, l’une des deux priorités de son quinquennat. Dès l’été 2012, une réflexion est lancée sur le sujet, et un rapport est commandé à Louis Gallois, l’ancien patron d’EADS. Puis un premier « choc de compétitivité » est lancé dès début 2013, apportant 20 milliards d’euros aux entreprises sous la forme d’un crédit d’impôt, baptisé CICE. Et le 31 décembre 2013, lors de son allocution pour présenter ses vœux au pays, François Hollande porte à près de 40 milliards d’euros le total des allègements sociaux et fiscaux alloués aux entreprises, sous le biais de ce qu’il dénomme le pacte de responsabilité.

Une bonne partie de la presse s’extasie alors sur le virage « social-libéral » négocié en cette fin d’année 2013 par le chef de l’État, même si la politique annoncée est plutôt d’inspiration néolibérale et si le virage a, en fait, été amorcé dès le mois de juillet 2012.

Écrite un mois après cette annonce majeure du chef de l’État, cette note prend donc en partie le contre-pied de la nouvelle doctrine dont s’inspire l’Élysée. Car Arnaud Montebourg précise bien que, si la conjoncture est aussi déplorable, ce n’est pas seulement parce que les entreprises souffrent d’un problème d’offre ; c’est aussi parce que la demande est bridée par un pouvoir d’achat des ménages qui s’effondre.

Cette réalité que le gouvernement refuse de regarder en face, Arnaud Montebourg s’y attarde donc, s’appliquant à chiffrer cette baisse du pouvoir d’achat, qui plombe aussi l’économie : « Sur la période 2012-13, la perte de pouvoir d’achat serait en moyenne d’environ 1 000 euros par ménages. (…) En 2014, la hausse de la pression fiscale pour les ménages (hausse de la TVA pour 5,6 milliards, réforme des retraites pour 2,2 milliards, réforme de la politique familiale pour 1,5 milliard…) et les économies sur la dépense publique vont continuer à peser fortement sur le pouvoir d’achat des ménages et donc sur la demande adressée aux entreprises », met-il en garde.

Le ministre du redressement productif en tire la conclusion qu’il est vain de prétendre redresser la compétitivité des entreprises si, dans le même temps, les entreprises souffrent d’un manque de plus en plus fort de débouchés, compte tenu d’une demande déprimée. En quelque sorte, Arnaud Montebourg reproche au chef de l’État d’avoir, avec le pacte de responsabilité, mis au point un cadrage économique – un « policy-mix », comme disent les économistes – qui n’est pas le bon : « Si l’on veut que les entreprises utilisent le redressement de leurs marges, permis par les mesures de baisse du coût du travail (CICE, pacte de responsabilité), à l’investissement et à l’embauche, il faut s’assurer que la demande tirée par le pouvoir d’achat ne s’affaiblisse pas davantage », dit-il.

Ainsi, Arnaud Montebourg alerte François Hollande sur le fait qu’il faut d’urgence rectifier le tir et mettre au point « une nouvelle stratégie économique », un « nouveau policy-mix équilibré ».

Arnaud Montebourg présente une solution qui pourrait permettre à François Hollande de ne pas remettre en cause le pacte de responsabilité qu’il vient tout juste d’annoncer et qui va préempter toutes les marges de manœuvres disponibles. Il lui propose juste d’ajuster le cadrage de sa politique économique en fonction d’une règle qu’il présente comme celle des « trois tiers » : « Dans la nouvelle stratégie macroéconomique, nous proposons un nouveau redéploiement des économies réalisées sur la dépense publique sur la période 2014-17. Les économies générées seront redéployées selon la règle des trois tiers : - un tiers sera affecté à la réduction du déficit structurel (1 point de PIB) ; - un tiers à la baisse des prélèvements obligatoires des entreprises intégrant notamment le pacte de responsabilité (1 point de PIB) ; - un tiers à la baisse de la pression fiscale sur les ménages (1 point de PIB). Cette règle de redistribution des économies permettrait à la fois d’accroître la compétitivité de nos entreprises et de redonner du pouvoir d’achat aux ménages, soutenant ainsi l’activité et réduisant le déficit conjoncturel. »

Arnaud Montebourg renoue donc avec la fameuse règle des « trois tiers » que Michel Rocard avait inventée en 1988, quand il avait accédé à Matignon, dans une période où le contre-choc pétrolier avait apporté à la France une éphémère période de prospérité – une règle que François Hollande piétine allègrement à partir de 2012, quand il fait des entreprises sa seule et unique priorité.

Et pour essayer de convaincre François Hollande que cette « nouvelle stratégie » serait beaucoup plus vertueuse que la sienne, celle qui a guidé la mise au point du projet de loi de finances pour 2014 (PLF 2014), il lui place sous les yeux un tableau confectionné par son équipe d’économistes, comparant les effets des deux politiques :

À la lecture du tableau, la démonstration d’Arnaud Montebourg semble imparable : cette nouvelle stratégie conduirait à un redémarrage de la croissance (1,8 % au lieu de 0,9 % dès 2014) ; à la création de 1,32 million d’emplois en quatre ans, dont 318 000 dès 2014 et à une baisse du taux de chômage sous la barre des 10 % dès 2014. Et – miracle des miracles – le retour de la croissance aurait pour effet de faciliter la réduction des déficits et la baisse de la dette publique à l’horizon de 2017.

Et l’on aurait tort de penser qu’Arnaud Montebourg propose à François Hollande de s’inspirer d’une doctrine économique, celle du néo-keynésianisme, que ce dernier est incapable de suivre. Car, si une bonne partie de la note est effectivement d’inspiration keynésienne, le keynésianisme d’Arnaud Montebourg n’en est pas moins mâtiné de néolibéralisme. Et on peut le vérifier dans la dernière page de cette note. Le ministre insiste en effet sur le fait que « la France doit, en contrepartie d’un assouplissement des contraintes budgétaires et monétaires, apporter des gages de crédibilité auprès des marchés financiers et de Bruxelles ». En clair, elle doit engager quelques-unes de ces fameuses réformes structurelles dont Bruxelles ou le FMI chantent sans cesse les vertus, et qui sont clairement d’inspiration néolibérales.

Et à l’appui de sa démonstration, Arnaud Montebourg évoque une panoplie de mesures possibles, parmi lesquelles la poursuite, « par le biais du pacte de responsabilité, de la baisse du coût du travail » ou encore « de nouvelles mesures contre la segmentation du marché du travail, entre les emplois temporaires et les emplois durables, afin de répartir plus équitablement la charge de la flexibilité entre les différentes catégories d’actifs, tout en développant un volet “sécurité” efficace » – une formule un peu tarabiscotée pour plaider pour davantage de flexibilité.

En somme, Arnaud Montebourg poursuit avec cette note cet étrange débat à sens unique qu’il entretient depuis septembre 2012 avec le chef de l’État. Un soliloque très précautionneux au cours duquel il prend bien soin, comme on vient de le voir, de ne suggérer que des ajustements hollando-compatibles.

Peine perdue ! Si friand dans le passé des synthèses, François Hollande les refuse toutes à partir de 2012, dans la définition de sa politique économique une fois maître de ce lieu de pouvoir sans contre-pouvoir, la présidence de la République. Début 2014, Arnaud Montebourg le vérifie une nouvelle fois à ses dépens avant de succomber à l’illusion d’une éphémère victoire.

À suivre : quand, au lendemain des municipales de 20014, Montebourg posait à Hollande ses conditions pour rester au gouvernement

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